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lundi 1 juillet 2013

La Turquie n'est pas une démocratie

CLAIRE BERLINSKI
Le gaz lacrymogène est un symptôme de la faiblesse de la démocratie de la Turquie
Spécial pour le Globe and Mail
Publié Samedi 29 juin 2013, 06:00 HAE
Dernière mise à jour Samedi 29 juin 2013, 06:00 HAE

J'habite à à Istanbul, à quelques pâtés de maison de la place Taksim et du parc Gezi . Je n'aurais jamais imaginé que le parc Gezi attirerait l'attention du monde entier à ce que les universitaires appellent les «déficits démocratiques» de la Turquie. Mais je n'ai jamais douté que quelque chose le ferait.

Ma proximité de Taksim assure que même si je préfère ignorer mon instinct de journaliste et de dormir une nuit complète, je n'ai pas d'autre choix que de suivre l'info là où elle va - car elle conduit à mon appartement. Lorsque la police attaque, la foule fuit dans ma rue, pourchassée par des flics et des gaz lacrymogènes. Comme tout le monde dans mon quartier, je suis maintenant en mesure de dire exactement quel agent lacrymogène est utilisé.

Cependant, le gaz lacrymogène n'est qu'un symptôme, la maladie, ce sont les «déficits démocratiques». L'idée communément admise est que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan ne comprend pas la pleine signification de la «démocratie», puisqu'il estime qu'après avoir remporté plusieurs élections, il est maintenant un monarque. C'est idée est partiellement correcte.Mais les problèmes sont encore plus profonds , et même la mégalomanie de M. Erdogan n'est juste qu'un autre symptôme de cette maladie.

Considérez ceci: Dans quel genre de démocratie le premier ministre décide où construire un centre commercial, en particulier lorsque les tribunaux ont déjà stoppé le projet? Pour comprendre l'explosion du parc Gezi, vous devez appréhender les détails du "déficit démocratique"  de la Turquie.

 La façon la plus concise de les expliquer est de le faire comme Cem Toker, Le Secrétaire du  très minoritaire Parti démocratique libéral de la Turquie. Il m'a décrit ainsi les "déficits démocratiques" :  " La démocratie n'existe pas ici , sous aucune forme que ce soit, donc la démocratie n'a aucun problème en Turquie - un peu comme dans la phrase "sans voiture il n'y a aucun problème avec le moteur ".
Il exagère à peine.. Oui, la Turquie organise régulièrement des élections. Mais le reste des institutions que nous associons à la «démocratie» sont si faibles que tous ceux qui y vivent savaient que cette voiture allait s'écraser.

Aengus Collins , un observateur attentif de la Turquie, suggère une manière plus profonde à examiner cette question. Il utilise les  marqueurs d'une démocratie "de haute qualité" de Larry Diamond et Leonardo Morlino: la primauté du droit, la participation, la concurrence, la responsabilité verticale (de l'élu devant les électeurs) ,responsabilité horizontale ( entre pairs), la liberté, l'égalité et la satisfaction des besoins. Ces phrases peuvent sembler académiques, mais des gens qui vivent leur absence au quotidien , le chemin qui mène de ces termes au gaz lacrymogène est une ligne droite.

Derrière ces protestations il y a des griefs amers. Parmi les plus amers est le système dysfonctionnel  juridique turc - en particulier, l'utilisation par le gouvernement de celui-ci contre les opposants. M. Erdogan a mis en place des référendums constitutionnels qui lui permettent de remplir les tribunaux avec ses partisans, et  le recours aux tribunaux pour arrêter des médias hostiles pour des raisons techniques ou par la taxation punitive.Les tribunaux ont emprisonné des dissidents. Des challengers potentiellement dangereux ont fui le pays pour échapper à l'arrestation.

Quant à la «participation», elle aussi a été gravement compromise, en particulier pour la génération qui a grandi dans le sillage du coup d'Etat de 1980. Dans le passé très récent de la Turquie, les formes d'organisation, de réunion et de manifestation dont ont besoin les démocraties participatives saines n'ont pas seulement été découragées, mais ont déclenché des conséquences si terribles que les parents enseignent à leurs enfants qu'ils ne peuvent pas gagner, qu'il ne faut même pas essayer. Quiconque pense que cela a changé depuis que M. Erdogan est arrivé au pouvoir se trompe gravement: prenons le cas (parmi des milliers) des étudiants Ferhat Tüzer et Berna Yılmaz, arrêtés pour avoir affiché une banderole qui disait: «Nous voulons une éducation gratuite et nous l'obtiendrons. "
Ils ont été condamnés à 8 ans et 1/2.

«La Compétition» peut être le problème le plus difficile de tous. En Turquie , le seuil électoral de 10 pour cent assure qu'un parti qui a obtenu 9,9 pour cent du vote populaire n'aura aucune représentation à l'Assemblée nationale. La méthode d'Hondt, qui favorise les grands partis, est utilisée pour répartir les sièges entre les autres partis. Enfin, la Turquie utilise un système de liste fermée: les électeurs votent pour un parti plutôt que pour un candidat individuel. Cela permet de maintenir le pouvoir entre les mains des élites du parti; les électeurs individuels ne peuvent pas choisir - ou demander des comptes - à la personne qui les représente.

Quant à la liberté, l'emprisonnement et le harcèlement des journalistes est tellement omniprésent que c'est à peine s'ils y a besoin de l'Etat pour les censurer, ils le font d'eux-mêmes. Lorsque ces protestations ont commencé, les stations turques ont diffusé tout sauf des nouvelles à leur sujet: ils ont montré des documentaires sur des pingouins.

"La responsabilité verticale» décrit la manière dont les dirigeants élus sont tenus responsables de leurs décisions devant les électeurs; «la responsabilité horizontale» décrit la façon dont ils sont tenus responsables devant les autorités juridiques et constitutionnelles. Encore une fois, ne les cherchez pas non plus ici. Sans liberté de la presse, les électeurs ont peu d'informations permettant de juger de leurs élus. Cela a conduit à une grande méfiance vis à vis des journalistes,  illustrée par cette phrase d'un ami: «Peu nous importe quand on emprisonne des journalistes. On réagirait plus s'ils arrêtaient des prostituées. Au moins, elles rendent un service utile ».

L'avant-dernier refuge de la responsabilité horizontale, aussi imparfaite soit-elle, a disparu lors du référendum 2010 qui a modifié la composition des juridictions suprêmes de la nation, donnant à M. Erdogan le pouvoir de nommer des juristes fidèles. La dernière limite à son pouvoir était l'armée. Ses hauts responsables sont aujourd'hui en prison, condamnés sur la base d'éléments de preuve qui auraient été rejetés n'importe où sauf par un tribunal servile. Bien qu'aucune vraie démocratie n'est crée par un coup d'Etat militaire, l'électorat était devenue conditionnée à l'idée que, in extremis, les militaires allaient les protéger de leurs erreurs. Cela a  favorisé l'installation d'un électorat immature incapable de penser rigoureusement sur le vote et ses conséquences.

Il devrait maintenant être clair pourquoi il n'y a aucun moyen de maîtriser la corruption en Turquie. Les politiciens n'ont pas de motivation pour le faire. Sur le papier, la loi de la Turquie sur les partis politiques impose aux partis politiques de tenir une comptabilité de tous les revenus et les dépenses, mais elle ne les oblige pas à les publier. Donc, on n'a aucune idée d'où vient l'argent ni à quoi il été dépense - même si tout le monde sait qu'il vient d"endroits qu'il ne faudrait pas et qu'il va là où il ne devrait pas.

La Turquie n'était pas un paradis démocratique avant l'avènement du Parti de la Justice et du Développement (connu sous le nom AKP). Mais l'AKP a cyniquement réduit la démocratie aux élections et rien de plus. Sans surprise, beaucoup sont mécontents, en particulier parce que la hausse des revenus leur a permis, pour la première fois, de penser à des problèmes moins urgents que de simplement se nourrir.

Malheureusement, il est trop tard. M. Erdogan a consolidé son pouvoir au point que le résultat le plus probable de ces manifestations ne sera encore qu'un autre projet  indésirable de construction - la construction de nouvelles prisons. Des vagues d'arrestations ont lieu maintenant, alors même que le monde se rassure lui-même que les manifestations sont "en train de s’éteindre." Oui, ils sont en train de s’éteindre, mais d'une manière plus littérale que vous ne pourriez réaliser.

Claire Berlinski est une auteur pigiste qui vit à Istanbul. Elle est l'auteur de "There is No Alternative: Why Margaret Thatcher Matters."

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